24.

 

 

Dégrisé par le choc, Dwayne se tira hors de l'eau et se traîna à quatre pattes sur le gazon en s'efforçant de contenir sa nausée.

— Seigneur, Tuck. Par le Christ sur la Croix, qu'allons-nous faire?

Tucker ne répondit pas. Etendu sur le dos, il contemplait les étoiles tremblotant dans les vapeurs de chaleur. Il se sentait saisi par un froid si cruel que le simple fait de respirer lui ôtait déjà toutes ses forces.

— Dans l'étang, ânonna Dwayne.

Il déglutit avec un bruit sec.

— On l'a abandonnée dans notre étang. Nous étions là-dedans avec elle. Seigneur, nous avons nagé là-dedans avec elle.

— Ça ne peut plus la déranger, désormais, répliqua Tucker.

Il aurait voulu se cacher les yeux. Peut-être cela l’aurait-il aidé à refouler l'image de cette main plantée dans la vase, se dit-il. Cette main aux doigts recroquevillés, comme tendue vers lui, pour l'agripper, l'entraîner au fond des eaux.

Il avait déjà vu un corps inerte comme celui-là. Mais aujourd'hui, c'avait été pis encore, car il s'était senti obligé d'être sûr. Sûr qu'il s'agissait bien de Darleen Talbot. Et qu'il ne pouvait plus l'aider en rien.

Il était donc allé, les dents serrées, saisir ce poignet rigide et froid, avait tiré sur le corps retenu par un poids. Et la tête avait surgi. Il avait alors vu — oh, Seigneur ! — vu l'œuvre du couteau parachevée par les poissons.

Le corps humain était si fragile, songea-t-il. Si vulnérable. Il était si aisé de le retailler en une odieuse caricature.

— Nous ne pouvons tout de même pas la laisser ici, Tuck.

Dwayne n'en frémissait pas moins à l'idée de retourner à l'eau pour poser la main sur ce qu'il restait de Darleen Talbot.

— Ce n'est pas correct.

— Non, certes, répondit Tucker.

Il pensait avec regret à la bouteille qu'il avait jetée dans l'étang. Quelques gorgées d'alcool l'auraient certainement revigoré.

— Attendons au moins que Burke soit là. Va l'appeler, Dwayne. L'un de nous deux doit rester ici. Appelle Burke et raconte-lui ce que nous avons trouvé. Dis-lui aussi que l'agent Burns ferait bien de l'accompagner.

Il se rassit pour retirer sa chemise détrempée.

— Et puis apporte-moi des cigarettes sèches, veux-tu ? Une petite bière serait également la bienvenue, et...

Il s'interrompit en jurant. Il venait d'apercevoir Caroline qui se dirigeait vers eux. Il se leva et, en trois longues enjambées, l'eut rejointe pour lui barrer le chemin.

— Alors, heureux de me voir?

Elle s'esclaffa et lui donna un baiser rapide.

— On a décidé de faire trempette, à ce que je vois ? Délia m'envoie vous dire que...

— Remonte tout de suite avec Dwayne.

Tucker aurait voulu qu'elle fût aussi loin que possible de la mort et du malheur.

— Attends-moi là-haut, reprit-il.

— Bon. Bien.

Se reculant, elle vit à sa figure qu'il y avait un problème. Elle jeta un regard prudent à Dwayne. Sa plaie à la lèvre s'était rouverte, laissant échapper un filet de sang qui paraissait noir sur son visage livide.

— Vous vous êtes battus ? Dwayne, vous avez la lèvre coupée.

Ce dernier baissa la tête. Délia allait l'étriller pour ça.

— J'appelle Burke, dit-il.

— Burke? s'exclama Caroline.

Tucker essaya de la faire reculer. Elle lui agrippa le bras.

— Pourquoi as-tu besoin de Burke? demanda-t-elle avec un pincement au cœur. Tucker?

De toute manière, songea-t-il, elle le saurait d'ici peu. Mieux valait sans doute qu'elle l'apprît de lui-même.

— Nous l'avons retrouvée, Caroline. Dans l'étang.

— Oh, mon Dieu !

Mue par un réflexe, elle regarda en direction de l'eau. Tucker s'interposa aussitôt.

— Dwayne s'en va appeler Burke. Remonte avec lui.

— Je reste avec toi.

Elle secoua la tête avant qu'il ait pu protester.

— Je reste avec toi, Tucker, répéta-t-elle.

Voyant ce dernier hausser les épaules, Dwayne s'éclipsa au pas gymnastique. Un engoulevent entonna son chant d'amour doux et insistant.

— Tu es sûr?

A l'instant même où elle posait cette question, Caroline se rendit compte qu'elle était idiote.

— Ouais, répondit Tucker avant de pousser un long soupir. J'en suis sûr.

— Mon Dieu, pauvre Happy !

Il y avait cependant d'autres questions à poser. Elle eut besoin d'un moment pour trouver la force de les formuler.

— Etait-ce comme pour les autres?

Elle lui saisit la main et la serra fort jusqu'à ce que le regard hébété de Tucker se posât enfin sur elle.

— Il faut que je sache, Tucker.

— Oui, c'était comme pour les autres.

Il la prit alors fermement par la taille pour la détourner de l'étang et, côte à côte, ils écoutèrent le chant de l'oiseau nocturne en regardant les lumières de Sweetwater briller sous la voûte obscure.

 

Les autorités procédèrent avec une impitoyable efficacité. Des hommes entourèrent l'étang, leur visage rendu blafard par les puissants projecteurs postés sur le camion de Burke. On prit des clichés du lieu.

— Très bien, déclara Burns en indiquant l'eau du menton. Des volontaires pour la sortir de là.

Durant un instant, tous se tinrent cois. Serrant les lèvres, Burke défit le ceinturon de son pistolet.

— J'y vais.

Tucker s'était avancé, surpris par sa propre décision.

— De toute façon, je suis déjà mouillé.

— Ce n'est pas ton boulot, Tuck, protesta Burke en rangeant son ceinturon.

— Non, mais c'est chez moi, ici.

S'étant retourné vers Caroline, il la prit par les épaules.

— Retourne à la maison, lui dit-il.

— Nous y retournerons ensemble quand tout sera fini, répliqua-t-elle avant de l'embrasser sur la joue. Tu es un homme bon, Tucker.

A défaut d'être bon, pensa-t-il tout en se glissant dans l'eau, il était assurément stupide. Burke avait raison, ce n'était pas son boulot. On ne le payait pas, lui, pour s'occuper de telles horreurs.

Il se fraya un chemin à travers l'eau fraîche et sombre jusqu'à la main d'une blancheur d'os.

Pourquoi ressentait-il comme une obligation personnelle de tirer cette femme morte hors de l'eau? se demanda-t-il. Elle n'avait jamais rien représenté pour lui. Ne devrait-elle pas lui être désormais moins que rien ?

Mais cet étang faisait partie de Sweetwater. Et lui, il était un Longstreet.

Pour la deuxième fois de la soirée, il saisit le poignet inanimé. Tandis que la tête apparaissait, il regarda les cheveux flotter à sa rencontre pour venir s'étaler en surface. Son estomac se révulsa. Il sentit un goût aigre dans le fond de sa gorge et le refoula férocement. Pataugeant dans la vase, il entoura le buste de la victime.

Le silence régnait sur la berge, un de ces silences si profonds qu'on pourrait presque entendre les battements de son propre cœur. Un silence de tombeau, se dit Tucker en luttant contre le poids qui tentait de l'entraîner au fond de l'étang.

Il regarda derrière lui. Des faces blafardes le fixèrent en retour. Il aperçut Dwayne serrant Josie contre lui. Leurs yeux semblaient immenses dans le flot de clarté. Burke et Carl se penchaient déjà en avant, prêts à le soulager de son fardeau. Caroline, le visage couvert de larmes, se tenait debout à côté de Cy, une main posée sur son épaule. Burns observait la scène à distance, comme s'il s'était agi d'un jeu médiocrement intéressant.

— Quelque chose la retient par les jambes, lança Tucker. J'ai besoin d'un couteau.

— Désolé, Longstreet, c'est un indice, répondit Burns en s'avançant. Je le veux entier.

— Sacré fils de...

Il réussit néanmoins à rapprocher le corps d'un pas supplémentaire.

— Et si vous veniez vous-même le récupérer, votre satané indice?

— Je vais vous aider, monsieur Tucker.

Avant qu'on ait pu le retenir, Cy se jeta à son tour dans l'étang.

— Seigneur, mon garçon, va-t'en de là!

— Je peux vous aider, insista Cy en le rejoignant prestement. J'ai assez de forces.

Son visage perdit toutes ses couleurs quand il eut rejoint Tucker. Il ne se pencha pas moins à son tour vers le corps pour le saisir par les jambes.

— Je peux le faire, répéta-t-il.

— Garde les yeux fixés sur la berge, lui conseilla Tucker. Et essaye de ne penser à rien.

Cy prit appui sur le fond vaseux.

— Tout ce que je pense, pour le moment, c'est que ce type de FBI est un sacré connard.

— Et tu es encore loin du compte.

Leur baignade fut aussi brève que sordide. Quand ils atteignirent la berge, Carl et Burke passèrent chacun une main sous l'un des bras de Darleen.

— Regarde ailleurs, ordonna Tucker à Cy. Il n'y a pas de honte à ça.

Il aurait bien fait de même. Malheureusement, le corps occupait la quasi-totalité de son champ de vision. Il vit donc ce qu'on avait fait à Darleen. Et, tandis qu'elle était laborieusement tirée sur le gazon, il vit même absolument tout.

— Va rejoindre tout de suite Caroline, Cy... Non !

Il prit la tête du garçon entre les mains avant que ce dernier n'ait eu le temps de se pencher sur le cadavre.

— Ne regarde pas par là. Va rejoindre Caroline. Tu as fait ton devoir, mon gars.

— Oui, m'sieur.

Tucker se hissa hors de l'eau, puis resta assis un moment sur la berge, les pieds barbotant dans l'étang.

— Dwayne, file-moi une sèche.

Ce fut Josie qui lui apporta une cigarette. Elle l'avait déjà allumée.

— Après ça, je crois que tu en mérites une entière.

Elle pressa sa joue contre la sienne.

— Je suis désolée que ce soit tombé sur toi, Tuck.

— Et moi donc, dit-il en tirant avidement sur sa cigarette. Burke, tu n'as pas un drap pour la recouvrir? Ce n'est pas bien de la laisser comme ça.

— Je prierai les civils de regagner la résidence, intervint Burns. L'accès à ce lieu demeurera réservé jusqu'à la fin de l'enquête.

— Sacré bon sang, nous la connaissions tous ici, repartit Tucker d'une voix épuisée. Vous, non. Alors, si vous pouviez au moins la couvrir, ce serait déjà assez.

— Allons, Tuck, dit Burke en se penchant vers lui pour l'aider à se relever. Nous avons des choses à faire ici. Il vaudrait mieux que tu t'éloignes jusqu'à ce que nous en ayons fini. Nous essaierons de procéder aussi vite que possible.

— J'ai vu ce qu'on lui a infligé, Burke, répliqua Tucker sur un ton âpre. Vous risquez d'en avoir pour longtemps.

— Vous resterez à ma disposition, lança Burns. Vous et votre frère. J'aurai à vous interroger incessamment.

Sans rien ajouter, Tucker se retourna vers Caroline et Cy pour regagner avec eux la résidence.

 

Quoique piètre cuisinière, Caroline prit l'initiative de réchauffer un peu de potage pour accompagner les tranches de rosbif. Le potage, lui semblait-il, était un aliment propre à calmer les nerfs. Ce qui lui fut confirmé par l'empressement avec lequel Cy l'engloutit.

Dwayne, pour sa part, laissa devant lui une assiette proprement léchée.

— C'était succulent, commenta-t-il, un peu confus de sa propre gloutonnerie. J'aime votre façon de faire la cuisine.

— Oh, Délia avait déjà presque tout préparé avant de partir chez les Fuller.

— Non, c'était vraiment bon, renchérit Josie. Cela dit, j'ai du mal à croire que Dwayne ait pu dîner avec la lèvre aussi gonflée. Tu t'es cogné dans une porte, mon chou?

— Tucker et moi nous sommes disputés.

Il tendit la main vers son verre de thé glacé. Tout bien réfléchi, il n'avait plus guère envie de se soûler ce soir.

— C'est Tucker qui t'a frappé?

Josie se cala le menton dans le creux de la main avec un petit sourire narquois.

— Ce garçon ne s'est jamais autant servi de ses poings que ces dernières semaines. Bon, et pourquoi donc vous êtes-vous battus? Ne me dites pas que vous aviez tous deux des vues sur Caroline ?

Elle adressa un clin d'œil complice à la cuisinière improvisée.

— Non, pas du tout, répondit Dwayne en gigotant sur sa chaise d'un air embarrassé. Nous avons seulement eu un différend. C'est ce qui a tout déclenché. On s'est empoignés, et puis on a fini dans l'étang. Je crois qu'entre ça et notre course aller-retour jusqu'à l'autre berge, on a dû soulever un paquet de flotte. C'est juste après que Tucker... eh bien, il lui est pratiquement rentré dedans.

— Cesse d'y penser, lui conseilla Josie en mettant un bras autour de ses épaules. Ce n'est qu'une question de malchance. Malchance sur toute la ligne.

— L'explication est un peu simple, s'exclama Tucker en pénétrant dans la cuisine.

Josie maintint sa joue contre les cheveux de Dwayne.

— Peut-être, mais c'est la vérité, répliqua-t-elle. Et la vérité est parfois d'une cruelle simplicité. Si vous ne vous étiez pas battus auprès de l'étang, vous ne l'auriez pas retrouvée. Elle n'en serait pas moins morte, certes, mais elle serait restée au fond de l'eau, et vous deux, vous auriez l'air moins pâlichons.

Tucker se laissa tomber sur une chaise. Il avait les nerfs à fleur de peau, il le savait, mais l'indifférence de Josie l'irritait dangereusement.

— Nous n'aurons pas l'air « pâlichons » longtemps, Josie, tandis que Darleen, elle, est morte pour toujours.

— C'est précisément ce que je veux dire. La découvrir ainsi n'a fait que vous rendre les choses plus pénibles.

— Seigneur, Josie, tu as un cœur de pierre.

A cette repartie, la jeune femme se raidit, les yeux étincelants, les joues livides.

— J'ai toujours assez de cœur quand il s'agit de ma propre famille. Et si je ne me lamente pas sur le sort de cette petite traînée...

— Josie..., murmura Dwayne en grimaçant.

Il voulut lui prendre la main. Elle se dégagea vivement.

— Une petite traînée, oui, voilà ce qu'elle était, et sa mort n'y change rien. Je suis désolée pour Happy, d'accord, mais ça me rend tout simplement malade de voir comment toi et Dwayne vous êtes trouvés impliqués dans cette affaire. Et si tu estimes que cela fait de moi une personne au cœur froid, Tucker Longstreet, tant pis pour toi. Je me contenterai de garder ma chaleur humaine pour ceux qui savent l'apprécier.

Elle sortit en claquant la porte, laissant sa colère alourdir encore plus l'atmosphère torride de la pièce.

— Je devrai peut-être la rattraper, proposa Dwayne en se levant gauchement.

— Dis-lui que je suis désolé, si tu crois que c'est utile, suggéra Tucker.

Il se passa les mains sur le visage.

— Elle est ce qu'elle est après tout, reprit-il d'une voix résignée. Rien ne sert de le lui reprocher.

— Monsieur Tucker, vous voulez une bière?

Tucker baissa les mains pour gratifier Cy d'un sourire las.

— Presque autant que souffler un peu, répondit-il. Mais je crois qu'un café me conviendrait mieux.

— Je m'en charge, proposa Caroline.

Elle ouvrit un des placards pour y prendre une tasse.

— Nous sommes tous à bout, Tucker. Elle s'inquiétait seulement pour toi.

— Je sais. Délia est-elle repartie chez les Fuller?

— Oui. Elle et Birdie vont passer la nuit avec Happy. Pour l'aider à s'occuper du petit. Cousine Lulu est en train de regarder un film à l'étage.

La vieille dame lui avait déclaré que les meurtres étaient plus intéressants à la télé que dans la réalité, et elle s'était en conséquence installée devant l'écran avec un plein bol de pop-corn et une bouteille de bière Dixie. Mais Caroline se garda d'entrer dans les détails.

— Tu ne veux pas aller la rejoindre, Cy ? suggéra Tucker. Elle aime bien avoir de la compagnie.

— Je peux prendre le chiot avec moi ?

Il tira Vaurien du refuge qu'il avait trouvé sous la table.

— Bien sûr, répondit Caroline en souriant. Mais ne laisse pas cousine Lulu lui donner trop de bière.

— Non, m'dame. 'Nuit, monsieur Tucker.

— Bonne nuit, Cy.

Il retint un instant le garçon par le bras.

— Et merci du coup de main.

— Je ferais n'importe quoi pour vous, monsieur Tucker.

Les mots étaient sortis précipitamment de sa bouche. Il rougit et se dépêcha de sortir de la pièce.

— Un dévouement pareil est un cadeau sans prix, remarqua Caroline en versant du potage dans un bol. Tu vas bien t'occuper de lui, n'est-ce pas?

— Je m'y efforcerai.

Il frotta de la paume sa joue piquante. Bien qu'il eût pris deux douches dans la journée, il ne s'était toujours pas rasé.

— Cela me gêne tout de même un peu qu'il me considère comme Hercule, Platon et Clark Kent réunis.

Caroline posa le bol devant lui sur la table et lui passa la main dans les cheveux.

— C'est dur d'être un héros.

— C'est encore plus dur quand on n'en a pas l'étoffe.

— Oh, je crois que tu t'étonneras toi-même.

Elle s'assit en souriant à côté de lui.

— Je t'ai préparé du potage.

— Hmm, je le vois bien.

Il lui prit la main.

— Il est bien pratique de t'avoir à demeure, Caroline.

— Je n'ai pas arrêté de me surprendre ces derniers temps. Je suis heureuse que tu ne m'aies pas connue avant, Tucker.

— Le passé ne veut rien dire du tout.

— Eh, c'est toi qui parles ainsi ? Toi qui peux au débotté me raconter des histoires sur des personnes mortes depuis des siècles?

— C'est différent.

Il goûta son potage, moins par faim que pour lui faire plaisir. Cependant, au bout de quelques cuillerées hésitantes, il se découvrit un appétit d'ogre.

— Le passé compte uniquement dans la mesure où il donne forme au présent. Mais ce que tu étais l'année dernière est bien moins important que ce que tu es aujourd'hui.

— J'aime ta façon de penser... Tucker?

— Hmm?

— Tu veux que je reste ici ce soir ?

Il releva les yeux vers elle. Leurs regards se rencontrèrent, lourds de sentiments, de désir.

— Oui, je veux que tu restes.

Elle se mit debout avec un hochement de tête.

— Bon, je vais d'abord te préparer un sandwich.

 

*

*   *

Teddy était revenu. Josie savait qu'il était attendu pour l'avoir appris de la bouche même de Burns avec qui elle avait couché la veille au soir. L'idée de jongler avec un médecin légiste et un agent spécial du FBI avait apaisé la rage et la rancœur soulevées en elle par les paroles de Tucker.

Elle avait décidé de ne plus adresser la parole à son frère durant un jour ou deux — ou du moins aussi longtemps qu'il ne viendrait pas s'excuser en personne au lieu de passer par l'entremise diligente de Dwayne.

Elle en boudait encore le lendemain après-midi. Et, tandis que le reste d'Innocence se remettait péniblement de l'émoi suscité par le dernier meurtre, elle s'était assise au comptoir du Chat 'N Chew pour se contempler dans son nouveau miroir de poche et se refaire une beauté. Teddy avait promis de la rejoindre pour le déjeuner dès qu'il aurait achevé l'examen préliminaire du corps.

— Earleen...

Josie inclina le miroir avec une moue chagrine et fit bouffer ses cheveux.

— Tu trouves que je suis une femme au cœur de pierre ?

— Au cœur de pierre?

Earleen s'accouda au comptoir pour masser ses pieds douloureux.

— Je vois mal comment tu pourrais avoir à la fois le sang chaud et le cœur froid.

Josie sourit, ravie.

— C'est vrai, dit-elle. Etre objective et détester les chichis ne vous rend pas froide pour autant. Eh quoi, c'est plutôt un signe de lucidité, non?

— Tout à fait.

Josie parcourut la salle des yeux à l'aide de son miroir, sans tourner la tête. Plusieurs des box étaient occupés. Les conversations, couvertes par le chant langoureux de Reba Mclntire qui s'échappait du juke-box, tournaient toutes autour de Darleen.

— Tu sais, reprit Josie, la moitié des gens d'ici se fichaient pas mal de Darleen lorsqu'elle était encore vivante.

Elle referma son miroir avec un claquement sec.

— Et maintenant qu'elle est morte, il n'y en a plus que pour elle.

— Ainsi va la nature humaine, repartit Earleen. C'est comme ces peintres dont les tableaux valent moins que de la crotte quand ils sont encore vivants. Et puis voilà qu'ils se suicident ou sont renversés par un camion, et les gens se battent pour avoir le droit de les payer une fortune. C'est la nature humaine, je te dis.

Josie savoura la comparaison.

— Ainsi, demanda-t-elle, Darleen est mieux cotée morte que vivante?

Earleen aurait volontiers acquiescé, si une peur superstitieuse ne l'avait gardée de médire des morts.

— C'est Junior qui me fait de la peine, déclara-t-elle. Et puis son petit bout de chou.

Elle retourna en soupirant vers le passe-plat pour prendre une commande.

— Et puis Happy et Singleton, aussi, poursuivit-elle. Ce sont les vivants qui souffrent le plus, va.

Josie approuva tout bas, tandis qu'Earleen partait servir son client. Puis elle fouilla dans son sac à la recherche de son parfum dont elle se vaporisa généreusement les poignets et le cou.

Quand Carl pénétra dans le café, les conversations moururent quelques instants pour reprendre ensuite mezzo voce.

— Viens un peu t'asseoir par ici, lui cria Josie en tapotant le tabouret à côté d'elle. Tu as l'air éreinté.

— Merci, Josie, mais je n'ai pas le temps. Je suis juste venu chercher des sandwichs à emporter au poste.

— Qu'est-ce qu'il te faudra, Carl? s'enquit Earleen en surgissant derrière le comptoir.

Elle espérait bien recueillir quelques informations en échange de la commande.

— Eh bien, ce sera une demi-douzaine de hamburgers, Earleen. Et puis peut-être un kilo de ta salade de patates et un autre de ta salade au chou. Prépare-moi aussi quatre bouteilles de thé glacé.

— Tu la veux comment, ta viande?

— A point, ça suffira.

— Hé, Carl, s'exclama Josie en se saisissant de son Coke Light, vous devez marner, là-bas, pour pas même avoir le temps de faire la pause-déjeuner, non?

— Tu l'as dit.

Il se sentait lui-même si fatigué qu'il aurait pu dormir debout. Il pensa alors, mais avec quelque temps de retard, à ôter sa casquette.

— Le shérif du comté est arrivé avec deux ou trois de ses gars. Le fax de l'agent Burns a cliqueté durant toute la matinée. Il fait une telle chaleur dans le poste qu'on pourrait y fumer du jambon.

— Avec tout ce monde sur le coup, vous devez bien avoir quelques pistes ?

— Des indices, c'est tout.

Il jeta un coup d'œil à Darleen qui, frémissante d'impatience, venait de quitter son gril.

— Ecoutez, je ne peux pas vous révéler ce qu'on a trouvé, c'est les consignes. Mais, bon, vous devez déjà tous savoir que Darleen a été tuée comme les autres. Avec la même arme, et par la même personne.

— Ce n'est pas bon, tout ça, commenta Earleen. Avec ce maniaque en liberté dans le secteur, plus aucune femme du comté ne se sent en sécurité.

— Non, ce n'est pas bon. Mais je te jure que nous allons l'arrêter. Tu peux me faire confiance.

— D'après Matthew, les meurtriers en série sont différents des autres, intervint Josie en tirant sur sa paille. Il prétend qu'ils peuvent être comme toi et moi, et c'est pourquoi ils sont difficiles à attraper.

— Celui-là, on l'attrapera, rétorqua Carl.

Puis, s'étant penché un peu plus vers la jeune femme :

— Il faut quand même que je te dise une chose, Josie, ajouta-t-il. De toute manière, tu l'apprendras bientôt. Eh bien, il semble que Darleen ait été tuée juste là-bas, tout près de l'étang.

— Doux Jésus ! s'exclama Earleen, partagée entre l'excitation et la terreur. A Sweetwater?

— Nous avons des raisons de le supposer. Je ne veux pas t'effrayer, Josie, mais il faut que tu sois très prudente.

Elle prit une cigarette du paquet qu'elle avait posé sur le comptoir. Ses mains tremblaient légèrement.

— Je le serai, Carl, assura-t-elle. Pour ça, tu peux me faire confiance.

Elle tira sur sa cigarette et recracha lentement la fumée, résolue à savoir où en était exactement l'enquête dès qu'elle serait seule avec Teddy.

 

Des journalistes avaient pris possession du jardin de Caroline. Celle-ci avait cessé de répondre au téléphone. Invariablement, il s'agissait de reporters — hommes ou femmes — avides de renseignements. Pour se distraire, elle s'était mise à feuilleter l'album de famille qu'elle avait retrouvé dans la malle de sa grand-mère.

La majeure partie de sa propre vie s'y trouvait consignée. Il y avait là l'annonce du mariage de ses parents découpée dans des journaux de Philadelphie et de Greenville; des photographies d'un style recherché, prises par des professionnels durant la noce, sur lesquelles on voyait sa mère revêtue d'une robe de mariée lui venant de sa belle-famille; le faire-part de naissance de Caroline Louisa Waverly — le deuxième prénom étant celui de sa grand-mère paternelle.

Quelques clichés, de facture tout aussi professionnelle, témoignaient de la fierté de ses parents après l'heureux événement. Puis c'étaient des portraits de Caroline elle-même : un par année, exécuté en studio.

Aucun instantané, nota Caroline, nulle photographie floue ou naïve, excepté celles qui avaient été prises par ses grands-parents durant la brève visite qu'elle leur avait rendue bien des années auparavant.

Des coupures de presse témoignaient de sa carrière de concertiste, la montrant depuis ses débuts jusqu'à ce jour, en passant par sa sixième, sa douzième, sa vingtième année.

Ces clichés étaient l'une des rares traces que ses grands-parents avaient eues d'elle, se dit Caroline en remettant l'album dans la malle. Et ils étaient désormais l'une des rares traces qui lui restaient d'eux.

— Je suis si désolée, murmura-t-elle.

Elle aspira profondément le parfum de lavande et de bois de cèdre qui imprégnait la malle.

— Je regrette de ne pas vous avoir mieux connus.

Elle se pencha de nouveau pour prendre une boîte en carton. A l'intérieur, enveloppée dans du papier de soie, se trouvait une minuscule aube baptismale ornée de rubans blancs et de dentelle jaunissante.

Peut-être était-ce sa grand-mère ou son grand-père qui l'avait jadis portée, songea la jeune femme en caressant la fine batiste blanche. Et puis sa mère, sûrement.

— Vous l'avez gardée pour moi.

Emue, elle l'effleura de la joue.

— Je n'ai pas pu la mettre quand mon tour est venu, mais vous l'avez gardée pour moi.

Elle la reposa précautionneusement dans son emballage de papier de soie. Un jour, se promit-elle, son enfant la porterait.

Vaurien sortit précipitamment de la pièce pour se poster en haut de l'escalier, puis revint en courant alors qu'on frappait à la porte. Caroline rangea la boîte dans la malle, dont elle extirpa ensuite une paire de chaussures de bébé coulée dans le bronze. Elle eut un sourire.

— Ne t'inquiète pas, Vaurien. C'est seulement un stupide journaliste qui fait son cinéma.

— Caroline ! Bon sang, ouvre-moi vite avant que je n'assassine un de ces imbéciles.

— Tucker!

Caroline bondit dans l'escalier, le chien sur les talons.

— Oh, je suis désolée.

Tout en déverrouillant la porte, elle pouvait voir les reporters se masser derrière lui en hurlant des questions, micros tendus et appareils photographiques au poing. Elle tira Tucker par le bras et vint se planter sur le seuil.

— Eloignez-vous de ma véranda.

— Mademoiselle Waverly, quel effet cela fait-il de se retrouver au cœur d'une véritable énigme criminelle?

— Mademoiselle Waverly, êtes-vous vraiment venue dans le Mississippi pour vous remettre d'une rupture?

— Vous êtes-vous réellement évanouie...

— Est-il vrai que vous avez tué...

— Connaissiez-vous la...

— Allez-vous-en de ma véranda! hurla-t-elle. Et allez-vous-en aussi de ma terre, tant que vous y êtes. Vous êtes en train de violer ma propriété, tous autant que vous êtes. Nous avons des lois, ici. Et si un seul d'entre vous pose ne serait-ce que le petit orteil chez moi sans y avoir été invité, je le lui ferai sauter à coup de grenaille !

Elle referma la porte à la volée et la verrouilla. Elle allait se retourner vers Tucker, quand ce dernier la prit soudain dans ses bras pour la faire tournoyer dans les airs.

— Mon chou, tu parles comme ma mère lorsqu'elle était furax.

Il l'embrassa avant de la redéposer à terre.

— Tu perds tes manières yankees, aussi. Dans pas longtemps, tu auras même l'accent des filles du coin.

Caroline s'esclaffa puis secoua la tête.

— Non, dit-elle.

Elle lui effleura la joue. Il ne s'était toujours pas rasé, mais semblait nettement plus reposé.

— Tu as l'air mieux que ce matin.

— Ce n'est guère difficile, vu que ce matin j'avais plutôt l'air d'un mort vivant. Et que je me sentais comme un mort vivant, aussi.

— Tu n'as pas dormi.

— J'ai somnolé une heure dans le hamac, cet après-midi. Ça m'a donné l'impression de revenir au bon vieux temps.

Il la serra de nouveau contre lui pour l'embrasser, mais longuement cette fois, doucement.

— Oui, comme au bon vieux temps. Je regrette vraiment que tu aies observé de trop près les règles de la bienséance pour partager mon lit, la nuit dernière. Je n'aurais pas dormi davantage, certes, mais le réveil m'aurait certainement paru plus agréable.

— Cela ne me semblait pas correct, avec toute la famille dans la maison et...

— Et la police farfouillant autour de l'étang jusqu'au petit jour, je sais.

Il se détourna de Caroline pour pénétrer dans le salon, puis jeta un coup d'œil par la fenêtre.

— Tu veux me faire plaisir, Caro?

— Bien sûr.

— Prends tout ce dont tu as besoin et reviens à Sweetwater avec moi.

— Tucker, je t'ai déjà dit que...

— Tu t'es bien laissé convaincre hier soir.

— Parce que tu avais besoin de moi.

— J'ai toujours besoin de toi.

Comme la jeune femme ne répondait pas, il pivota brusquement.

— L'heure n'est plus à la poésie ni à la romance. Si je te demande de m'accompagner, ce n'est pas pour t'avoir dans mon lit. Je resterais ici si c'était possible...

— Eh bien, reste.

— Mais ce n'est pas possible. Ne me demande pas de choisir entre toi et ma famille, Caroline. Je ne le pourrais pas.

— Je ne te demande rien de semblable.

— Si je reviens seul à la maison, je finirai par mourir d'inquiétude. Et si je reste, ce sera au tour de Josie, de Délia et de tous les autres de s'inquiéter.

Il la prit dans ses bras et la tint un instant serrée contre lui. Puis, l'esprit fébrile, il se recula brutalement et se mit à arpenter la pièce.

— Le meurtrier court toujours, Caroline. Et il était récemment à Sweetwater.

— J'entends bien, Tucker. Je n'ignore pas qu'il a abandonné le corps là-bas.

— Non : il l'a tuée là-bas.

Il se retourna, le regard éperdu d'angoisse.

— Il l'a tuée à deux pas de la maison, juste à côté du bois où j'ai péché avec Cy il y a quelques jours à peine. Près de l'arbre que ma mère avait planté. Burke m'en a dit assez, peut-être un peu trop. Et tu vas savoir quoi à ton tour. Ce n'est pas que je le veuille, Caroline, mais il le faut, pour que tu comprennes vraiment pourquoi je dois maintenant retourner là-bas, et avec toi.

Il s'interrompit pour prendre une inspiration longue et mesurée.

— C'est sous cet arbre qu'il l'a ligotée. Ligotée aux pieds et aux chevilles. On a retrouvé les trous laissés par les pieux. Et puis du sang que la pluie n'avait pas encore enlevé. J'ai vu, de mes yeux, ce qu'il lui a fait. Je ne suis pas près d'oublier à quoi elle ressemblait lorsque j'ai aidé les autres à la sortir de l'eau. Je ne suis pas près non plus d'oublier qu'il lui a fait ça sous le saule planté par maman, à l'endroit même où j'avais l'habitude de jouer avec mon frère et ma sœur, juste en face de l'autre berge, là où je t'ai embrassée pour la première fois. Non, rien de tout cela, je ne pourrai l'oublier. Mais jamais plus il ne portera la main sur ce qui m'est cher. Maintenant, je te demande, encore une fois, d'emporter ce dont tu as besoin et de venir avec moi.

Il avait serré les poings. Caroline s'avança pour lui saisir les mains.

— Je n'ai pas besoin de grand-chose, dit-elle.

 

Coupable Innocence
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